CHAPITRE XV

La libraire de China Voksal les tenait au courant de ses tractations secrètes avec toute une organisation de Rénovateurs du Soleil qui essayaient de récupérer le savant Charlster dans un train-bagne de l’Antarctique.

— Nous commençons à apprendre des détails sur sa situation qui n’est pas brillante. Mais nous ignorons encore de quel train-bagne il s’agit car, dans la Province australe, ils sont au nombre de six au moins, peut-être huit.

Ann Suba continuait de dévorer les livres de l’astrophysicien et résistait mal à l’enthousiasme que ces hypothèses soulevaient en elle, si bien que Liensun finissait par être jaloux de ce personnage prestigieux. Pourtant la jeune femme savait lui témoigner l’attachement physique, viscéral qu’elle avait pour lui. Quand ils faisaient l’amour, il n’y avait plus de physicienne, mais une fille au comportement érotique assez frénétique. Elle semblait rattraper des années de frustrations, mais jamais elle n’accusa son mari Greog d’impuissance ou d’inappétence pour le sexe.

Au bout de quelque temps ils reçurent des nouvelles des Échafaudages. La vie s’y organisait et passait progressivement du stade des passerelles branlantes au stade troglodyte. Ma Ker leur demandait d’ailleurs de chercher certains matériels, disant qu’elle enverrait quelqu’un avec de l’argent et un convoi pour récupérer les achats.

Le couple vivait assez médiocrement dans leur train en se félicitant que leur quartier soit suffisamment chauffé pour qu’ils puissent économiser l’énergie. De plus la libraire leur donnait un peu de travail, des livraisons pour Liensun, du secrétariat pour Ann. Elle leur faisait porter de la nourriture sous prétexte qu’elle était souvent payée en nature et ne savait que faire de tout ce riz, de cette viande et de ce poisson.

— Si jamais nous repérons le train-bagne de Charlster il faudra organiser un commando pour le délivrer, dit-elle, un soir.

— Dans ce cas, fit Liensun avec un sourire ravi, je m’en charge. Nous pourrions récupérer l’un des dirigeables là-bas dans la Sun Company. Il faudrait un équipage qui soit entraîné à ce genre d’action.

— Tu rêves, disait Ann Suba. Tous ces gens-là sont dispersés. Nous avions une force d’intervention. Des parachutistes.

— Des parachutistes, dit la libraire ébahie, mais qu’est-ce que c’est ?

Ils le lui expliquèrent mais elle resta incrédule. Ann Suba dut rechercher de vieux livres, des revues de jadis pour lui prouver que l’on pouvait utiliser cet appareil pour se jeter dans le vide et atterrir sans blessures.

— Se jeter dans le vide, répétait Ladira sans pouvoir se représenter ce que ça impliquait comme détermination et danger.

Il fallait avoir volé en dirigeable pour prendre conscience de la troisième dimension. Les wagons-immeubles de plus de quatre étages n’existaient pas dans la grande station asiatique, et la libraire affirmait qu’elle avait le vertige quand elle rendait visite à des amis qui, précisément, habitaient un compartiment à dix mètres au-dessus du quai.

— Je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit si je logeais là-bas.

Malgré l’opposition d’Ann Suba, Liensun, toujours aussi entêté, persistait dans son projet. On pouvait emporter un dirigeable dans un train de plusieurs wagons ainsi que le minimum de matériel. Deux filtres à hélium et un moteur.

— Pas besoin de tous les appareils de navigation habituels. Ce sera réduit au minimum et uniquement pour une opération de quelques heures. On rejoindra ensuite le convoi, on abandonnera le dirigeable à son sort.

— Il faudrait plus de cent mille dollars, disait sa compagne. C’est de la folie.

Par ailleurs, la pensée d’aller remettre en liberté un rival aussi prestigieux freinait parfois l’ardeur du garçon. Il connaissait désormais le comportement d’Ann. Il l’attirait par sa nature brutale, une sensualité exacerbée, mais si elle admirait un autre homme, elle pouvait très bien le quitter pour partager un peu plus que l’extase de la volupté. C’était une femme que l’activité cérébrale rendait encore plus heureuse que l’orgasme. Il n’avait qu’à la regarder en train de lire les ouvrages de ce Charlster pour s’en convaincre. Elle se pâmait, s’agitait, prenait sans même s’en rendre compte des attitudes provocantes, des postures de femme excitée.

Un soir, on frappa à la porte de leur sas et Liensun reconnut Astyasa, un géant barbu et non violent qui avait dirigé l’exode des Rénovateurs de Fraternité I en direction de l’Ouest. Ce groupe de dissidents avait fini par rejoindre Ma Ker dans les falaises aux échafaudages et l’homme venait sur l’ordre de la vieille femme.

— Elle est très fatiguée et songe à abandonner le pouvoir. J’arrive avec de l’argent et une liste d’achats. Nous avons eu la chance de découvrir un filon de charbon en creusant la falaise, qui nous garantit une indépendance énergétique future.

— Nous avons trouvé la plupart des matériels, dit Ann. Mais faute d’argent nous n’avons pas pu les retenir.

Ils invitèrent le géant à partager leur repas. Il parla de la colonie des Rénovateurs, assura que les lamas n’intervenaient jamais dans leur vie et les laissaient agir à leur guise à la condition qu’ils ne descendent pas trop souvent de leur échafaudage.

— La vie sur un perchoir, ricana Liensun, comme des volailles dans un poulailler, très peu pour moi.

— Tous les Rénos sont désormais réunis. Nous faisons du beau travail.

— Les dirigeables ?

— Tous démontés, il a bien fallu prendre une décision.

— Mis en lieu sûr, j’espère, et dans de bonnes conditions de conservation ? insista Liensun.

Astyasa paraissait peu préoccupé par les dirigeables. Il expliqua que les urgences de l’heure ne permettaient pas de faire de projets de reprise des vols avant des années.

— Mais c’est stupide, hurla Liensun. Nous avons, nous, un projet pour délivrer un grand savant… Ann saura mieux parler que moi.

Le géant écouta poliment la jeune femme en buvant son dernier verre de vin de riz chaud.

— Je comprends bien, dit-il, mais nous avons renoncé à toutes les expériences sur le Soleil. La construction d’un laboratoire exigerait de nous trop de privations, de souffrances, et nous voulons d’abord nous implanter dans cette falaise. Nous allons la trouer verticalement, horizontalement, en faire une véritable ville où l’on se sentira en sécurité. On ne peut pas mener deux combats à la fois. Toute l’énergie est absorbée par les foreuses et l’amélioration du confort.

Liensun fit un effort pour contenir sa colère.

— Il y a dans cette station et dans bon nombre d’autres des Rénovateurs qui ont les yeux tournés vers la Sun Company, qui attendent de vous la réalisation de leur idéal. En vous repliant sur vous-mêmes, en recherchant votre sécurité et votre bien-être vous brisez un élan formidable.

Il fallait d’autres arguments pour émouvoir Astyasa.

— Vraiment ! S’ils veulent que nous poursuivions nos recherches et nos expériences, que ne nous envoient-ils pas de l’argent et des instruments pour y parvenir ? Pendant des années dans la banquise du Pacifique nous avons lutté seuls contre la nature sauvage, les Sibériens. Qui est venu à notre secours ? Seuls les exilés, les traqués sont accourus. Total, nous avons continué à duper tout le monde en prétendant poursuivre notre but et nous n’avons rien fait.

— Il y a cet homme extraordinaire, intervint Ann, dans un train-bagne panaméricain, Charlster. Il faudra que Ma Ker lise ses ouvrages, découvre ses théories… pourrai-je vous confier l’un de ses livres pour le lui remettre ?

— Bien sûr, mais Ma Ker est très lasse, malade. Elle n’a pas souvent le courage de veiller tard.

Liensun s’inquiéta :

— Il faut que je retourne là-bas pour la voir, la secourir.

— Si vous revenez, dit le géant, nous aurons de graves ennuis avec les lamas. Nous n’y tenons pas.

— Vous allez la laisser mourir, cria Liensun. Pour prendre le pouvoir à sa place.

— Je vais aller dormir plutôt que d’entendre ces sottes accusations. Demain nous irons visiter les magasins.

Le lendemain Liensun refusa de les accompagner.

Ann Suba n’y vit aucun inconvénient. Comment pouvait-elle accepter d’aider ce renégat ?

Il se rendit chez la libraire et effectua quelques livraisons. Ensuite elle l’invita à déjeuner dans le petit restaurant voisin où l’on mangeait des grosses crevettes d’élevage. Il en dévora des dizaines tout en libérant sa rancune et ses déceptions.

— Cet homme a raison, décréta Ladira. Nous n’avons jamais rien fait pour aider Ma Ker et les autres, les différentes fraternités. Il faudrait constituer un réseau mondial pour percevoir les dons, et créer une caisse commune qui alimenterait un fond de recherches méthodiques. Nous avons eu des passionnés, des fanatiques, des illuminés, d’authentiques savants et techniciens, et total, en trente ans qu’en est-il résulté ? Huit jours de Soleil catastrophiques alors que la solution Charlster est beaucoup moins dangereuse.

Apparemment elle n’avait pas entendu parler de la dernière expérience d’Helmatt dans les vallées tibétaines, et il n’eut pas envie d’en parler. Tout avait été si rapide, si vain, si controversé. Les Rénovateurs eux-mêmes avaient lutté contre ce génie complètement fou.

— Je ne peux pas même retourner là-bas pour secourir Ma Ker. Il lui faudrait venir ici. Les médecins ont bonne réputation, même s’ils sont onéreux. Je crains qu’elle ne meure et que tout le groupe ne soit attiré par une vie sans relief, sans ambitions.

Lorsqu’ils retournèrent à la librairie, Astyasa et Ann s’y trouvaient. Ils avaient acheté beaucoup de matériel de forage et de quoi installer une sorte de chauffage central dans les cavernes de la falaise.

— Je n’ai presque plus d’argent, dit le géant, mais je suis satisfait.

Ladira lui demanda pertinemment s’ils accepteraient des réfugiés dans leurs nouvelles installations troglodytes, et le géant ne cacha pas sa répugnance à voir le nombre d’habitants augmenter.

— C’est ce qui a coulé Fraternité I, l’afflux de tous ces gens pourchassés pour leurs opinions. Nous n’avons pas encore atteint un équilibre satisfaisant au point de vue place, nourriture. Nous préférons décourager les candidatures.

— Vous refuseriez des frères rénovateurs ?

— Nous les recevrions, mais les Tibétains eux-mêmes ne les laisseraient pas entrer aux frontières. Ils nous tolèrent mais ne veulent pas que nous devenions un État dans l'État.

— Je vais repartir là-bas, dit Ann Suba. Je ne suis pas interdite de séjour, moi, et je veux me rendre compte de l’état de Ma Ker et des progrès effectués.

Liensun en resta muet de désespoir. Il s’attendait à tout sauf à cette décision brutale.

— Je ne peux m’y opposer, dit Astyasa, même si vous venez faire de la propagande pour la reprise des expériences solaires. Vous allez au-devant d’une déception affligeante.

Liensun profita d’un afflux de clients dans les wagons-librairies pour entraîner la jeune femme dans un rayon écarté.

— Tu veux vraiment me quitter ?

— Tu le ferais si tu pouvais aller là-bas. Je veux le faire à ta place.

— Tu détestes Ma Ker.

— Peut-être, mais je ne veux pas qu’on la laisse mourir ainsi, sans lui laisser l’espoir qu’après elle d’autres Rénos reprendront l’initiative.

— Voudrais-tu hériter de son pouvoir ? fit-il soudain soupçonneux.

 

Les montagnes affamées
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